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1943 - NOURRITURECes
festins en baraque de certains dimanches étaient, évidemment, toujours composés
de conserves, mais nous tenions à y associer de la viande fraîche. Très
souvent c’était de la volaille préparée à la française. Pour en assurer
l’approvisionnement (trois poules, en principe il fallait bien cela pour
treize) trois d’entre nous étaient tirés au sort pour fournir chacun sa
« poule ». Je dois dire qu’en ce qui me concerne, les poules
blanches étaient invariablement les sacrifiées, car c’étaient les seules
que je pouvais distinguer le matin à six heures dans le poulailler obscur. L’opération
était réalisée très rapidement et ne devait pas créer la panique dans le
poulailler. Pour ce faire, il suffisait de mettre très délicatement la main au
cou de la poule, lui imprimer quelques rotations comme une manivelle, fermer le
poulailler… et « planquer » la poule jusqu’au soir dans une
cache entre le foin et la toiture. Pas de bruit, pas de plumes… Un inconvénient
tout de même, la viande était rouge puisque la poule n’avait pas été saignée. Un
certain dimanche nous avions voulu varier le menu en remplaçant la
traditionnelle poule par de l’oie. Le problème qui, à priori devait être le
plus compliqué fut simplifié par la proposition géniale d’un camarade dont
la patronne possédait un groupe assez important d’oies (plus de deux cents).
Celles-ci avaient l’habitude de venir chaque après-midi se reposer devant le
portail de la ferme (portail constitué par deux grands vantaux pleins, en
bois). Il suffit donc à ce camarade de disposer un de ces vieux vantaux en équilibre
instable sur ses gonds pour que, au moment voulu, par un simple jet de pierre,
le ventail se renverse en écrasant quelques oies. L’opération fut
parfaitement réussie et lui rapporta quatre oies (plus que suffisant pour
treize) que la patronne devait lui remettre immédiatement … pour les enterrer
bien entendu (conformément à la coutume du pays qui veut qu’on ne mange pas
les animaux tués accidentellement). Le camarade se fit fort d’en faire
profiter tout le « Kommando »… et ce fut un régal. Cette
histoire me rappelle d’ailleurs celle analogue qui se passa à ma ferme. Il
s’agissait cette fois d’un agneau qui s’était ouvert le ventre en
traversant des fils de fer barbelés. Après avoir saigné l’animal, Stangue
me le remit pour l’enterrer. Je lui fis part de mon étonnement en lui
demandant si je pouvais le manger avec mes camarades. Sur sa réponse
affirmative, j’avisais tout de suite cet ami Paul Hebart (boucher de
profession) qui s’en empara pour tirer deux gigots et deux rôtis. Pour
la cuisson nous eûmes recours au four électrique que possédait le patron d’Adolphe
(des gens assez sympathiques), mais attirés par la saveur de ces rôtis en
cours de cuisson. Nous n’avons pu moins faire que de leur laisser un morceau
de gigot… Ce
fait fit le tour du pays, car ces braves gens n’avaient jamais mangé une
aussi bonne viande. Cela d’ailleurs me valu un semblant de reproche de la part
de mon patron qui, réflexion faite, n’aurait pas dédaigné d’y goûter également,
lui qui avait fourni la viande. Dans
le village mon patron faisait figure de vétéran nazi. Ancien Maire et chef des
cultivateurs du coin à l’avènement de Hitler, il avait dû néanmoins céder
ses prérogatives à Neumann, bien plus jeune que lui. Le régime voulait se
donner des cadres jeunes. Il demeurait toutefois vice-président de la
commission des réquisitions de l’arrondissement. En cette qualité, il se
voulait d’être pris comme modèle : loyal envers le Furher dont le
portrait grandeur nature était disposé au dessus de son bureau dans la salle
de séjour. Mais de telles apparences cachaient la réalité, car, en bon père
de famille, il tenait sans doute avant tout à ce que les siens se ressentent le
moins possible des effets de la guerre. Tout au moins sur le plan alimentaire. C’est
ainsi qu’un certain jour où nous avions battu une dizaine de sacs de seigle
pour être livrés au ravitaillement général, mon patron sans aucun
commentaire, m’en fit disposer deux dans un coin d’un hangar, lesquels
furent ensuite recouverts par deux tonnes de briquettes. Cela permettait, grâce
au concours obligeant du moulin de la région, de faire la soudure avant les
moissons et de manger ainsi du bon pain pendant toute l’année (le pain était
fait à la ferme avec un mélange de farine de seigle et de blé et du lait écrémé). Plus
tard, au moment de la récolte des pommes de terre, je fus surpris d’avoir à
enlever quelques madriers qui constituaient, en un endroit toujours recouvert de
paille, le sol d’une vieille grange. Ces madriers recouvraient une cache maçonnée
dans laquelle je vidais au moins une vingtaine de sacs de quatre-vingt kilos de
pommes de terre. Après quoi on engrangea, sur tout le coté intéressé de
cette bâtisse de la ziradelle (sorte de lentille sauvage destinée aux vaches).
C’est d’ailleurs moi qui, au printemps suivant, eu le privilège de retirer
petit à petit ces mêmes pommes de terre pour notre consommation et celle des
porcs (ce tas de pommes de terre, avec des germes de cinquante centimètres et
plus, valait le coup d’œil). Je
ne dirai que deux mots à propos du jambon fumé que je découvris un beau matin
dans le grenier, enfoui dans un tas d’avoine destiné aux chevaux ! Tout
cela aurait constitué des faits très graves si le prisonnier avait parlé.
Mais, je dois le dire, j’avais ma large part du « butin ». La
patronne et même le patron avaient à cœur de bien me nourrir et ne faisaient
aucune différence entre leur nourriture et les repas ou casse-croûte du
prisonnier. Dans ces conditions, je ne pouvais qu’être complice. Une
seule fois cependant j’avais décidé de me venger si, comme il m’en avait
menacé, mon patron avait rapporté certains faits (en les aggravant bien sûr)
à l’adjudant de contrôle. D’ailleurs, ne l’avais-je pas averti :
« si tu contactes l’adjudant… et bien moi je contacterai les schupos ». Il
n’en a rien été grâce, je suppose, à l’intervention de la patronne. L’année
1943 fut également marquée par de nombreuses évasions, et les Allemands
avaient constaté, sur les repris, quantité de conserves qui provenaient des
colis. Pendant quelques temps, ordre avait été donné aux gardiens d’ouvrir
systématiquement toutes les boites de conserves lors de la distribution des
colis. Cette mesure fut plus ou moins respectée, mais dans certains « Kommandos »
les gardiens se faisaient un malin plaisir à planter purement et simplement
leur baïonnette dans toutes les boites de conserve contenues dans les colis. Et
puis des instructions furent données pour qu’une grande caisse cadenassée
par le gardien soit disposée dans chaque « Kommando » pour y
entreposer toutes les conserves reçues par les prisonniers. Une distribution
parcimonieuse de celles-ci étant faite par le gardien, une seule fois par
semaine (en principe une boite par homme). Et
bien, à ce sujet également, je dois faire l’éloge de notre gardien car il
nous proposa immédiatement de ne mettre chacun qu’une ou deux boites dans la
fameuse caisse, afin de satisfaire l’adjudant de contrôle. Le reste, bien
caché, demeurait à notre disposition. Et c’est notre gardien qui nous suggéra
cette fameuse cache (un trou maçonné, sorte de petite cave, recouvert par de
vieux madriers constituant le plancher d’une petite dépendance de la
baraque). |